Une critique ciné et un actual play, on continue sur notre lancée dans On refait le film ! Et cette fois, je vous parle du Royaume des Abysses (2024) de Tian XiaoPeng.
Résumé du film
Le Royaume des Abysses pourrait être vu comme un Voyage de Chihiro à la sauce chinoise, mais ce serait passer complètement à côté de la richesse et de la pertinence de ce film d’animation. Sous ses airs de conte un peu mignon, un peu flippant, se cache un film d’une réflexion assez forte je trouve sur la société chinoise moderne et les pressions générationnelles. Autant dire que j’ai adoré (j’ai pleuré tant de larmes durant mon visionnage !).
Le film raconte l’histoire d’une jeune fille, ShenXiu, qui part en croisière avec son père, la nouvelle femme de son père et leur nouveau né. Elle est hantée par la figure de sa vraie mère qui a divorcé et dont elle n’a plus vraiment de nouvelle. Et elle s’en veut terriblement car elle pense que c’est de sa faute. Lors de la croisière, elle tombe à l’eau et découvre un monde onirique, ainsi qu’un bateau restaurant et son capitaine ,et ensemble, ils vont partir en quête de ce qui pourrait ramener sa mène.
NanHe, le héros inattendu
La petite ShenXiu pourrait sembler être le centre de l’histoire, mais pour moi, le véritable protagoniste est NanHe, le capitaine du bateau restaurant. Tiraillé entre la nécessité de faire tourner son business dans un monde capitaliste (il doit faire de l’argent) et l’obligation inattendue de prendre soin d’une enfant, il incarne une génération entière de chinois. Ma génération en réalité. Celle qui a grandi avec le mantra de l’excellence scolaire, de la réussite financière avant tout et qui se retrouve aujourd’hui bien désarmée face aux exigences humaines, comme élever un enfant, se faire des amis ou simplement ralentir la cadence et profiter de la vie. Vous voyez pourquoi ce film m’a autant touché ?
Un miroir de la société chinoise
Le Royaume des Abysses capte quelque chose de profondément actuel : la pression démesurée mise sur les enfants pour réussir (imaginez : il y a des examens en Chine pour rentrer en maternelle !), l’obsession de « ne pas perdre la face » (surtout celle de ses parents, d’où la pression de toujours faire mieux que le petit voisin) et les ravages silencieux que cela engendre. ShenXiu, la petite fille, est certes littéralement à la dérive, mais c’est NanHe, le capitaine, qui concentre les paradoxes d’une société, un bateau resto, qui lui demande tout, y compris son corps et son âme.
Le film est truffé de métaphores qui, pour quiconque connaît un peu la culture chinoise, sont un pur régal. Les poissons moches dans le resto de NanHe ? Une allégorie hilarante de la tata bigoudi qui joue au mahjong, et du tonton fumeur en chemise en soie (si vous êtes de culture chinoise, vous savez très bien de quoi je parle !). Les clients de NanHe sont obsédés par l’apparence (ils font des selfies non stop). Ils sont insatiables, jamais contents des plats qu’on leur sert (et pourtant NanHe se décarcasse). Ils incarnent une génération gavée de luxe cheap, une génération d’éternels insatisfaits – un clin d’œil grinçant aux memes des « parents chinois toujours déçus ».
« Lying down » et retour aux racines
Le film explore je pense des questions existentielles que se pose une partie des adultes de ma génération. En particulier, que reste-t-il à une génération épuisée par le capitalisme ? Pour NanHe, la réponse arrive vers la fin du film : il faut en fait laisser aller, « laisser couler ». Pour moi, c’est une référence subtile au mouvement Lying Down (Tang Ping) qui a eu lieu en Chine il y a quelques années, prônant un refus de l’épuisement pour retrouver une certaine forme de liberté.
Il y a aussi cette scène empreinte d’imagerie maoïste que je trouve croustillante, où le film s’amuse avec autodérision à convoquer les souvenirs d’un communisme idéalisé lors d’un passage où les efforts de chacun sont nécessaires pour sauver le bateau.
Mignon et déchirant
Le Royaume des Abysses est un film d’une tendresse rare, porté par un propos pertinent et une narration pleine de finesse. Derrière ses couleurs chatoyantes, il raconte la douleur d’une société en mutation, entre espoirs d’avenir et poids du passé. C’est doux, c’est cruel, c’est essentiel.
Et en JDR ?
Difficile de trouver un JDR qui commente avec autant de finesse l’air du temps en Chine. Il manque dans mon paysage ludique ce jeu de miroir entre les personnages et la société. Si vous avez des jeux dans ce goût, qui fait du voyage onirique et qui met en miroir la société, la psychée des personnages et une critique du trauma générationnel, je prends ! En attendant, nous avons fait une partie de Wanderhome pour évoquer l’ambiance mignonne mais pas dénué de profondeur qu’évoque le film.