Vous le savez si vous suivez nos productions, il existe un type de jeux que nous chérissons par dessus tout. C’est un type de jeux qui ne cherche pas à faire briller les personnages mais à les questionner. Il s’agit bien sûr des jeux moraux (ou les jeux à dilemmes moraux, dépendant de comment vous les appelez). Dans ce genre de jeux, il ne s’agit pas de de savoir ce que vous voulez faire, mais ce que vous êtes prêt à sacrifier pour y parvenir.
Ca vous semble familier ?
Dans cet article, je reviens un peu sur ce que nous aimons tant dans les jeux à dilemmes moraux et j’espère partager avec vous un peu de cet amour.
L’importance du prix à payer
Reprenons de la base : qu’est-ce qu’un jeu moral ? Il existe de nombreuses manière de répondre, mais j’aime bien me baser sur l’atomistique de Thomas Munier. Il dit dans son article que le jeu moral :
[..] met en valeur les objectifs, les valeurs, les devoirs, les désirs et les attaches des personnages.
Et le jeu moral le fait par le biais de dilemme. Le dilemme, dans sa forme dramatique, ne se limite pas à une simple hésitation entre deux options. Il repose sur une tension structurelle entre ce que le personnage veut (ce qu’il croit devoir faire) et ce qu’il est prêt à sacrifier pour y arriver.
Autrement dit, dans un jeu moral, chaque choix a un prix, et l’intérêt du jeu n’est pas de l’éviter, mais de s’y confronter pleinement et d’explorer les conséquences de ce choix.
Il existe bien sûr pleins de méthodes pour créer de bon dilemmes moraux. Cet article ne prétend en faire la liste. Toutefois, je définis comme un bon dilemme, un choix qui n’offre pas d’échappatoire morale. Vous ne pourrez pas « sauver tout le monde » dans un jeu moral. L’objectif n’est pas de contourner la difficulté, mais au contraire d’y plonger. Par exemple,
- Dans Damnés, les situations sociales sont inextricables. Cette tension est renforcée par les Pactes de Sang qui scellent des promesses toujours impossible à tenir.
- Dans Arcana, l’univers est né d’un Sacrifice, qui se transpose sur chaque être vivant et qui est thème central du jeu. Dans ce moment où la Lumière a disparu, la moralité est en nuance de gris.
- Dans Inflorenza Minima, la mécanique de prix à payer est explicite : si tu veux réussir quelque chose, tu dois payer un prix !
- Dans Marchebranche, les Protagonistes savent dès le départ qu’ils ne pourront pas aider tout le monde et connaissent à l’avance les conséquences s’ils aident ou n’aident pas un personnage.

Aucune bonne solution et c’est ce qui libère
On pourrait croire que ce genre de jeu est frustrant, puisqu’il évacue la notion de “bon choix”. En réalité, c’est cette absence de validation qui crée la liberté. Vous n’êtes pas là pour résoudre un problème, mais pour en explorer les conséquences. Je rajouterai même qu’il s’agit d’explorer les conséquences de tous les choix qui s’offrent à nous, même ceux qu’on ne fera pas. En effet, dans l’action même de peser les « pour » et les « contres », on se projette de manière très littérale sur ce qui pourrait advenir, sur ce qui aurait pu être si on avait fait d’autres choix… Même si un choix ne se concrétise pas dans la fiction, on l’a exploré en quelques sortes.
Dois-je protéger mon peuple au prix de trahir une promesse ? Dois-je dire la vérité si elle brise ce qui reste d’un être aimé ?
Chaque choix est défendable, mais aucun n’est inattaquable. C’est cette zone de trouble qui nourrit le jeu et le fait d’explorer les possibles. Et c’est là que les personnages deviennent réels.
Les PNJ comme « vrais » personnages
Ce qui découle du constat précédent, c’est que les PNJ ne sont pas de simples vecteurs d’information. Ils ne sont pas des personnages fonctions. Ils incarnent des visions du monde. Chacun est une forme de miroir tendu vers les Protagonistes, une voix porteuse d’une douleur ou d’une logique que l’on ne peut pas balayer d’un revers de la main.
Un bon PNJ dans un jeu moral n’est jamais juste un « méchant » ou un « allié ». Il défend une cause. Il fait sens, même si c’est un sens radicalement différent du vôtre. Et cela produit un effet puissant chez moi : l’envie d’y croire encore plus.
Le dilemme devient alors non seulement émotionnel, mais aussi politique : à quel monde donne-t-on raison par nos choix ? À qui donne-t-on notre voix ? Qui réduit-on au silence ? Cela donne aux antagonistes — et même aux alliés — une consistance rare. L’univers du jeu semble exister pour de vrais (en tous cas moi j’y crois) car il est peuplé de « vraies » personnes.

Jouer au bord du gouffre
La conséquence d’avoir des PNJ particulièrement crédibles, c’est (pour moi en tout cas) la volonté de se projeter corps et âme dans son personnage. Plus que d’habitude.
Tout d’abord, il est fondamental de préciser que le conflit entre PJ n’est pas un échec, mais une dramaturgie. Ces conflits sont des frictions que je trouve fertiles car ils révèlent ce sont vraiment ces personnages, ce qu’ils ont au fond d’eux.
En sachant cela, il est plaisant de jouer son PJ « au bord du gouffre« , c’est-à-dire en cherchant délibérément à le faire plonger, et en tendant la main pour que nos partenaires de jeu le sauve (ou pas). Pour moi, c’est un vrai plaisir de regarder un autre joueur dans les yeux, et dire quelque chose du genre « Je vais tuer mon amour de toujours pour te sauver » et de lui tendre une perche pour m’en empêcher. Je jouer la friction entre personnages, indistinctement, PJ ou PNJ, puisque pour moi, ce sont tous des personnages crédibles qui défendent leurs idéaux.

L’introspection comme moteur de jeu
Ce qui nous amène à la manière d’incarner les PJ. Et ce que j’aime tout particulièrement dans les jeux à dilemmes moraux, c’est la possibilité explicite de pouvoir jouer mon personnage à fond. Non pas que je ne puisse pas le faire dans d’autres styles de jeux, mais que c’en est le focus principal. Pour bien jouer mon personnage, je dois plonger dans les tréfonds de son Âme, me demander : qu’est-ce qui compte vraiment pour moi? Qu’est-ce qu’il ne pourrait jamais faire ? Qu’est-ce qu’il va faire malgré tout ?
Ces mécaniques appellent une forme de jeu à 200%, où l’on ne se soucie pas tant de « ce qui va se passer » que de « comment je vais me sentir lorsque ça va se passer ». C’est une forme de jeu un peu égoïste, je dois l’admettre. Mais le dilemme, en tant que structure, oblige à se positionner, au sens de Frédéric Sintes.

Catharsis
Enfin, il y a la résolution, le moment où on a fait le choix, on a en a subit les conséquences et on peut enfin regarder en arrière. Après certaines scènes, plus personne ne parle, l’ambiance est lourde. On a la gorge serrée. Et pourtant, je me sens bien dans ces moments. Épuisé, mais bien. Cette sensation, je ne l’ai ressentie dans ces jeux à dilemmes moraux. C’est une sensation que nous (Manon et moi) cherchons à reproduire en tant qu’auteurs de JDR. L’émulation de cette dynamique a toujours été dans nos jeux (de Terres de Sang à Héros d’Argile).
J’ai eu une discussion que m’a beaucoup marquée avec une autrice de JDR récemment, qui me parlait d’inconfort. Elle disait que notre futur, collectivement, dépendrait beaucoup de notre relation à l’inconfort. Cette discussion résonne dans ma tête… Je crois que je tiens là une explication de mon appétence pour ce genre de jeu.

Bref…
J’aime ce genre de jeux de tout mon Corps et de toute mon Âme. Pour toutes les raisons évoquées dans ce blog. C’est important pour moi d’y jouer, d’en écrire, et très bientôt d’en éditer. Comme vous avez peut être pu le deviner, Arcana est l’un d’eux.
Tout particulièrement dans la campagne proposée dans son livre de base, les PJ se retrouvent dans une académie où ils devront apprendre à servir l’Empire Arcanien. Sans divulgâcher plus en avant, le jeu propose d’explorer à la fois le thème de l’identité et de la soumission à l’autorité.
Bien que son dispositif soit plus traditionnel que les jeux que nous écrivons (comprenez que Arcana est un jeu avec MJ et scénario), il fait écho à beaucoup de choses que nous exprimons par le biais des jeux à dilemmes. J’espère sincèrement qu’il vous touchera également.
Quelques jeux à dilemmes moraux que j’aime beaucoup
- Inflorenza Minima de Thomas Munier
- Marchebranche de Thomas Munier
- Dogs in the Vineyard de Vincent Baker
- Démiurge de Frédéric Sintes
- The Mountain Witch de Timothy Kleinert
- Bluebeard’s Bride
- The Watch de Ash Kreider et Andrew Medeiros
- (Et donc Arcana de Ambre ‘Zel’ Tailhades)
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