Et voilà un vœu de longue date exaucé : grâce à la complicité d’un ami, j’ai eu pour moi tout seul (et mes expériences ludo-narrativistes) une troupe de théâtre d’improvisation. C’est donc sur la terrasse d’un pavillon cossu, un après midi de mai, que j’ai retrouvé sept théâtreux pour un atelier à but expérimental. L’idée était de tester des improvisations en mélangeant JDR et théâtre, voir les similitudes et les différences entre les deux hobbies, cerner les passerelles, alimenter ma petite base de tests en vue d’un prochain ouvrage (chuuuuut !) et surtout passer du bon temps au soleil.
Parmi les théâtreux, seules deux personnes avaient déjà fait du JDR. Quant à moi, je ne suis jamais monté sur les planches. Du coup, petit disclaimer : ce que je raconte sur le théâtre d’impro est issu de ma propre compréhension de la discipline. Si j’ai commis des erreurs ou des imprécisions, n’hésitez pas à me corriger !
Scène 1 : En route pour l’exploration !
Préambule
Terres de Sang est donc le jeu que Manon et moi avons publié l’année dernière. On y joue des explorateurs qui partent à l’assaut du Nouveau Continent et qui en chemin vont explorer plus que de simples terres inconnues : ils vont faire face à leur propre psyché, leur passé et leurs peurs. Dans les faits, Terres de Sang est un jeu sans meneur et sans univers prescrit. Seules des contraintes structurelles sont présentes pour guider les joueurs lors de la partie : on définit une croyance et un but aux protagonistes puis on suit une trame narrative.
Set up
En s’inspirant de Terres de Sang, j’ai proposé le set up suivant :
- Un joueur sera le protagoniste principal
- Il possède un but et une croyance que les autres ne connaissent pas
- Il est le seul sur la scène au départ
- La scène est délimitée physiquement (un bout de la terrasse et de la table de jardin)
- Les entrées et sorties de scène sont libres
La Scène
La capitaine entre dans le bar (entrée en scène), complètement saoule et demande une énième boisson. Le barman (entrée en scène) lui sert sa boisson et lui rappelle la longueur de son ardoise. Elle répond alors que si elle parvient à monter son expédition, elle sera à même de tout rembourser et bien plus encore. On apprend alors que son mari a disparu en mer et qu’elle tente de le retrouver. Un mystérieux inconnu a entendu la conversation et se joint au groupe (entrée en scène). On ne sait pas grand-chose de ce type, simplement qu’il veut laisser son passé derrière lui et qu’il veut partir au plus vite. La capitaine accepte avec plaisir. Puis, une jeune femme (entrée en scène) cherchant du travail se joint à son tour au groupe. Cuisinière (et un peu alcoolique au passage), elle est rapidement intégrée à l’équipage. Enfin, le barman se joint à son tour, lui qui a promis de veiller sur la capitaine. Une fois son équipage réuni, celle-ci annonce, sous les yeux incrédules de ses nouveaux compagnons de voyage, qu’ils vont partir à la recherche d’une île mythique.
Retours
- La scène a duré 10 minutes et 30 secondes, ce qui est plutôt long pour du théâtre d’impro (apparemment)
- Globalement, la scène était très sympa et a emballé les gens. C’est pourquoi nous avons décidé de jouer la suite directe.
- Finalement, c’est la scène classique de « la rencontre à l’auberge » de beaucoup de parties de JDR.
- Il nous a semblé que les deux personnages ayant le plus de potentiel étaient le capitaine et l’inconnu aux sombres secrets.
- Le fait d’avoir un protagoniste principal sur lequel les autres vont venir se greffer a bien marché.
- Le fait que l’objectif et les croyances du capitaine soient « cachés » aux autres joueurs n’a pas apporté d’un point de vue fictionnel mais a aidé à installer la dynamique de la scène..
Scène 2 : Tempête et arrivée sur l’ile
Set up
- Suite chronologique de la scène 1.
- Pas de restriction sur la taille de la scène (potentiellement tout le jardin).
La Scène
https://drive.google.com/file/d/1ETaEifYbbbanh0wW1jAC46fif4usWfXV/view?usp=sharing
Une tempête fait rage. L’équipage parvient in extremis à s’en sortir et à accoster sur le rivage. Là, ils y rencontrent un autochtone (entrée en scène). La capitaine tente de faire des signes que son mari lui avait appris. L’autochtone semble les reconnaitre. Ils comprennent que ce dernier veut leur montrer l’entrée d’une grotte, dans laquelle l’équipage s’engouffre. Le barman tombe dans un trou au fond de la grotte.
Retours
- La scène a duré 8 minutes et 40 secondes.
- Le fait que la scène ne soit pas contrainte dans l’espace a permis aux joueurs de se mouvoir librement dans tout le jardin.
- Le revers de la médaille est le fait que la scène a manqué de cadrage.
- D’une part, en se mouvant partout dans le jardin, la scène a manqué de « punch » dans toute la phase où les personnages explorent.
- D’autre part, les joueurs ne savaient pas quelle direction faire prendre à l’histoire. Il y a eu des moments de flottement.
- Corolaire : j’ai l’impression qu’en théâtre d’improvisation, on cherche en priorité à amener des rebondissements du fait du format court (en temps). Sur un exercice plus long, j’ai l’impression que ces rebondissements peuvent ne mener à rien de très concret, ce qui est perçu comme « dommage ». Lorsque le rebondissement n’accroche pas, j’ai ressenti des moments de flottement.
- Nous avons décidé de jouer la suite de la scène 2 en cadrant sur le chute du barman qui va se retrouver seul dans son trou.
- (Tiens, truc marrant, ces moments de débrief entre deux scènes me font furieusement penser à des jeux sans meneur à scène où on se met d’accord sur la prochaine scène avant de se lancer)
Scène 3 : Le trou
Set up
- Suite chronologique de la scène 2.
- Scène fixe (le trou) avec entrée et sortie de scène à l’initiative des joueurs
La Scène
Le barman tombe dans une crevasse. Il y trouve le crane et les affaires d’un malheureux qui est tombé ici avant lui. Il reconnait alors les affaires du mari disparu de la capitaine. Il ne l’avait donc pas abandonnée mais avait péri dans une de ses expéditions. Elle va enfin pouvoir faire son deuil (et peut être arrêter la bouteille, qui sait ?). Après un moment de recueillement, le barman promet de veiller sur la capitaine. C’est alors que la capitaine et l’homme mystérieux descendent dans le trou pour récupérer le barman (entrée puis sortie de scène).
Retours
- Scène de conclusion du fil rouge. 8 minutes et 30 secondes d’improvisation.
- Les joueurs étaient rodés. Le sauvetage était spectaculaire !
- Nous avons décidé de stopper l’arc narratif des explorateurs ici.
- Petite déception de ne pas avoir développé l’homme mystérieux.
- Globalement, une fin satisfaisante pour l’arc narratif de la capitaine.
- J’ai l’impression que c’est ce genre de chose que je suis venu chercher. A étendre sur l’ensemble des personnages.
- A ce propos, le personnage de la cuisinière n’a pas eu de réel développement. Certainement parce qu’elle manquait d’une accroche, d’un but ou d’une croyance. In fine, le barman (qui était en un personnage sans accroche au départ), c’est révélé être le « friendzone » de la capitaine, ce qui a donné du relief à son personnage.
Scène 4 : Le pianiste, le mafieux et la macrelle
Set up
- Fort de notre précédente expérience, nous tentons de relancer un arc narratif. On garde le meilleur et on reteste.
- La scène est fixe. Les entrées et les sorties de scène se font à l’initiative des joueurs.
- On commence avec un protagoniste principal qui a un but et une croyance. Puis on brode autour.
La Scène
Un pianiste penché sur son instrument, joue un air joyeux. Une prostituée arrive à ses côtés (entrée en scène), fume et danse. Lui, trente ans de métier, est résigné, blasé par ce qu’il est réduit à faire. Lui qui rêvait de gloire et de musique. Elle, bientôt sur le déclin, pense à monter son propre business d’escorte, histoire d’assurer ses vieux jours. On apprend que le pianiste est un coureur de jupons et qu’il a dragué la mauvaise personne. Un règlement de compte et un passage à tabac plus tard, sa carrière était terminée.
Une femme s’approche du piano (entrée en scène) : elle a reconnu le pianiste. Leur liaison adultère a couté les rotules du musicien. On apprend rapidement que le mari de l’ancienne amante est le lieutenant du Parrain. Elle, par contre, en a marre de son mari et trouve en la future macrelle une complice de choix pour dépouiller son mari (et qui sait disparaître dans la nature plus tard).
(Basculement) Un sbire du Parrain et le pianiste se font face. Il y a un règlement de compte. Le sbire soumet le pianiste.
Retours
- 10 minutes et 40 secondes.
- Une chose est sûre, la technique du point de départ fonctionne très bien : un protagoniste avec un but et des croyances, des protagonistes qui s’imbriquent au fur et à mesure, une scène fixe avec entrée et sortie à l’initiative des joueurs.
- La technique du basculement est super intéressante : ici les deux joueurs ont interrompu la scène qui se jouait en entrant eux-mêmes dans la scène (et en bousculant les joueurs présents) pour faire un flashback. J’ai vraiment envie de réinvestir ça dans le jdr.
- Par contre, une difficulté est de jouer un autre personnage une fois qu’on est déjà entré une fois en scène. Ici, il y a eu une confusion: on ne savait plus si le sbire parlait au pianiste ou s’il parlait à un autre personnage incarné par le joueur qui incarnait le pianiste précédemment. Du fait de la confusion, on a décidé d’arrêter la scène (et du coup l’arc narratif).
- Corolaire : j’ai l’impression qu’une fois que la confusion est faite, l’envie de continuer l’arc narratif s’est amoindri. De la même manière qu’on sort d’un film ou d’un roman, j’ai l’impression qu’il faut se réinvestir dans la scène après ces moments de flottement, ce qui a un coût semble-t-il plus élevé.
Scène 5 : Les chercheurs d’or
Set up
- Idem que précédemment.
La Scène
Une exploratrice chasse dans la jungle. Son porteur (qui est aussi sa sœur ?) entre en scène pour l’assister. Les deux protagonistes installent ensuite un bivouac et consultent leur carte : elles sont à la recherche d’une cité d’or. En attendant, le feu a du mal à prendre à cause de l’orage qui commence à s’abattre sur elles. C’est alors qu’un inconnu s’approche pour profiter du début de feu (entrée en scène) et les aide à le raviver. Il se présente comme un chercheur d’or. Il vient d’écumer la rivière en contre-bas, aidé par son fidèle (et cupide) serviteur (entrée en scène). Les deux chercheurs d’or tombent sur la carte, que la sœur de l’exploratrice brûle instantanément. Ils sont alors obligés de conserver l’exploratrice et sa sœur en vie et les obligent à les guider vers le trésor.
Retours
- 6 minutes et 40 secondes.
- Malgré un set up identique à précédemment, les personnages n’ont pas eu le temps d’être aussi bien définis.
- Les presque 7 minutes d’improvisation ont été très riches en rebondissements.
- J’ai l’impression que le naturel est revenu dans cette scène : on fait de l’impro, on veut du punchy rapidement !
Scène 6 : la mère fumeuse
Set up
- Idem que précédemment.
- La protagoniste principale avait un but à très court terme pour cette scène.
La Scène
Une femme est agacée. Elle a envie d’une clope. Elle alpage un passant (entrée en scène) qui lui donne gentiment une cigarette mais il n’a pas de feu. Les deux protagonistes se mettent alors en quête d’un briquer. C’est alors que la fille de la fumeuse (entrée en scène) déboule pour demander l’horaire de passage du bus. Elle remarque alors la cigarette de sa mère et la gronde. « Tu m’avais promis d’arrêter ! » On apprend alors qu’une séparation difficile est à l’origine de la rechute. Après avoir détourné l’attention de la gamine, le passant confisque un briquet à des gosses qui jouaient avec des pétards. Lui et la mère s’allument alors leur cigarette. La mère n’a pas le temps de savourer sa cigarette que sa fille débarque de nouveau pour la sermonner. Le passant s’éclipse doucement dans le bus.
Retours
- 3 minutes et 30 secondes.
- Le naturel est clairement revenu au galop. Les joueurs étaient en mode impro.
- Ceci étant dit, un but à très court terme peut très bien s’inclure dans un arc narratif plus étendu.
- Le fait de vouloir résoudre le but rapidement n’est pas forcément fructueux. Je crois que c’est un conseil qu’on donne aux théâtreux non?
Conclusion
Pour ma part, j’ai vraiment apprécié cette après-midi. Je remercie très chaleureusement les participants qui se sont laissés embarquer dans un je-ne-sais-quoi expérimental. Cette expérience est d’autant plus précieuse que la majorité des participants n’ont jamais fait de jeux de rôle.
De mon côté, il y a beaucoup de choses que j’ai envie de reprendre du théâtre d’impro (rooooh la bascule quoi !). La nature même des contraintes de cette discipline (temps limité, pas de narration, etc.) implique des techniques qui sont difficilement transposables en l’état au jeu de rôle. Après un travail d’adaptation, je suis convaincu que des techniques sont mutualisables. Et puis, du point de vue du designer, il y a également beaucoup à prendre. Je vois bien un jeu qui cadre des scènes fixes avec entrées et sorties de scène, avec des joueurs qui poussent d’autres, avec des flashbacks en live… Bref, ça cogite sec en ce moment !
WIP comme on dit !